Yves Marry a vécu quatre années en Birmanie, où il a été le témoin de l’arrivée soudaine d’Internet et des smartphones. Florent Souillot est responsable du numérique aux éditions Gallimard-Flammarion depuis 2009. Ensemble, ils ont fondé et animent l’association Lève les yeux !, collectif pour la reconquête de l’attention.

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Le rendez-vous du mois

Florent Souillot et Yves Marry

Vous avez récemment coécrit le livre La Guerre de l’attention : comment ne pas la perdre, en partant du principe que la surconnexion et l’addiction aux écrans sont les maux de notre siècle. Quelles en sont les conséquences sanitaires ?

Les impacts sanitaires des écrans sont particulièrement visibles chez les plus jeunes, dès le plus jeune âge. Smartphones, télévision, tablettes, consoles : le temps passé sur ces écrans augmente jusqu’à l’adolescence au point de dépasser les 10 heures par jour. Les écrans sont devenus la principale activité éveillée des enfants et des adolescents, encore plus avec la crise sanitaire. Cela affecte gravement le développement de leur cerveau (mémorisation, langage, capacité de concentration), porte atteinte à leur sommeil, favorise entre autres l’obésité et la myopie. Ce temps passé sur les écrans se fait au détriment du reste, et ne sera pas rattrapé.

Sans parler des conséquences écologiques avec la pollution numérique…

Le numérique pollue plus que les avions, et son impact énergétique est croissant ! Difficile à croire à première vue, mais il faut prendre en compte l’impact écologique de fabrication de tous ces terminaux (extraction des terres rares, usines d’assemblage et de fabrication), celui de leur transport et de leur utilisation (consommation d’électricité donc de charbon), le stockage des données dans d’immenses disques durs énergivores, le tout pour un recyclage balbutiant et délocalisé. La « croissance verte », comme le « développement durable », est un joli concept malheureusement trompeur. Il est urgent au contraire de reconnaître la nécessité de décroître, de moins consommer, de déconnecter.

Pourquoi a-t-on de plus en plus de mal à rester concentré ? Et comment reprendre le contrôle de notre cerveau et de nos facultés cognitives ?

Les interfaces numériques sont aujourd’hui conçues spécialement pour nous rendre accros, c’est ce qu’on appelle la « captologie » : tous les moyens sont bons pour augmenter notre temps d’écran et le nombre de données collectées. Notre capacité de concentration baisse drastiquement à l’heure des écrans, au profit de notre attention réflexe et émotionnelle. Première solution : déconnecter ! Il faut être capable de se déprendre de l’emprise des écrans, en ménageant des temps sans écrans, en supprimant les notifications, en optant pour des outils numériques respectueux de notre attention. Deuxième étape, à un niveau collectif : faire entendre notre voix pour que des mesures politiques soient prises sur ces sujets. Cela va de l’interdiction des écrans à l’école, à un discours de prévention plus ambitieux, en passant par la défense de services publics humains, au droit à la déconnexion, à la protection de l’attention…

Il y a encore des gens (on pense aux personnes âgées, mais pas seulement) qui se refusent au smartphone. Sans pour autant tomber dans une hostilité radicale vis-à-vis de ces appareils, peut-on, aujourd’hui, envisager de s’en passer ?

À une époque où tout s’accélère, le smartphone permet de suivre le rythme – ou du moins d’essayer. De plus, toutes les entreprises et les institutions tendent à transférer leurs activités vers des applications, si bien qu’en fin de compte, le citoyen se trouve quasiment obligé de posséder un smartphone, sous peine d’être marginalisé. Il y a là une forme de scandale démocratique, car nous devrions avoir la liberté de refuser cet objet, dont on sait qu’il est puissamment aliénant : l’avoir dans la poche, c’est la garantie d’une attention dispersée, d’une moins grande liberté. Malgré cette pression, de nombreuses personnes parviennent encore à s’en libérer, avec un petit téléphone à touches (dont les ventes ont augmenté depuis 2019 !), voire simplement un téléphone fixe.

Le nom de votre collectif rappelle le titre du film Don’t Look Up qui a beaucoup fait parler de lui récemment. Quelle est la part de responsabilité des grandes plateformes numériques devant l’instauration de cette torpeur généralisée ?

Ce titre nous a amusés car il part en effet du même sentiment : celui d’une catastrophe que la grande majorité des gens ne voient pas. On a envie de crier au monde de lever les yeux ! Eh oui, cette captation généralisée de l’attention humaine vers des divertissements ou des indignations éphémères rend très difficile une prise de conscience réelle face aux enjeux du siècle : crises écologiques, sociales, démocratiques… Il n’y a pas un grand complot visant à détourner notre attention, mais il y a une source de profits à retirer en nous scotchant aux écrans, alors les entreprises se battent pour la capter. Plus profondément, on peut aussi penser que la technologie numérique, en nous isolant et en nous simplifiant la vie, nous anesthésie dans une espèce de « techno-cocon ».

Lever les yeux… pour y voir quoi, finalement ?

Pour voir le monde et la vie au plus proche de leur réalité. Pour entrer en « résonnance », comme dirait Hartmut Rosa. Car c’est dans le lien aux animaux, aux plantes, aux autres humains, à soi-même, que le bonheur est possible. De Bouddha à Spinoza, en passant par les stoïciens, la philosophie enseigne la valeur de la « pleine conscience ». Céder à la tentation permanente des petits plaisirs numériques, c’est s’éloigner de la possibilité du bien-être et, plus globalement, d’un avenir écologique – l’écologie, c’est bien le lien au vivant. Et puisque la tentation est façonnée pour être irrésistible, la puissance publique doit jouer son rôle et nous protéger !